Le canal du Griffon
L’origine du canal du
Griffon est parfaitement inconnue. Au temps passé, la tradition voulait qu’il
ait servi aux besoins du château des comtes de Toulouse avant d’alimenter le
palais pontifical, d’où son nom primitif de « Valat doù Pape ». Le mot valat
était l’expression consacrée pour indiquer un canal creusé à mains d’homme1.
A travers les siècles, la chambre apostolique a mentionné son existence par des
actes ou décisions. Le 19 février 1545, elle louait par bail emphytéotique aux
frères Belli « un fossé vulgairement appelé le valat du pape, avec sa prise
d’eau et dérivation du côté du château et une petite place joignant ledit fossé
proche des murailles du Pont de Sorgues.
En 1572, elle concéda à la communauté de Pont-de-Sorgues l’autorisation
d’établir un moulin à farine le long des murs du château3. Le 20 septembre 1649,
un nouveau bail des fossés qui entouraient les lieux était consenti à la
communauté.
Le 13 avril 1665, une concession était accordée à Henry de Félix pour faire
couler, à jet continu et à perpétuité, une fontaine à plusieurs bouches dans
sept maisons et jardins.
Pendant longtemps, ce canal n’aura pas d’autre destination que celle de simple
fossé d’arrosage. Il irriguait quarante hectares de jardins et prairies, et il
alimentait les nombreuses fontaines de la commune.
Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, meuniers et paysans fermaient l’une des
deux prises d’eau, du 15 octobre au 15 avril, afin de réduire l’arrivée d’eau
dans le Griffon et d’en laisser le plus possible dans le canal de Vaucluse.
Annuellement, en même temps que dans le canal de Vaucluse, on procédait à son
entretien et on enlevait les obstacles qui coupaient le fil de l’eau.
Après la Révolution, un syndicat fut fondé le 15 septembre 1811. Il était
administré uniquement par des propriétaires terriens. Il fut approuvé par le
préfet de Vaucluse le 6 mai 1812.
Avec le développement général de l’industrie, de simple fossé d’arrosage le
canal se transforma en source d’énergie pour les fabriques, ce qui généra de
nombreux conflits entre terriens et industriels.
En 1821, messieurs Gonnet, père et fils, établissaient une usine à garance, le
long du clos du château.4
À compter de l’année 1823, monsieur Chauchard installait une scierie à bois. Par
la suite, en 1838, messieurs Imer aménagèrent dans les lieux une usine à
garance.
En 1831, dans un autre endroit du canal, une concession avait été accordée à
monsieur Générat qui avait construit une usine à soie.
En 1849, c’était au tour de messieurs Brossety et Castelin d’ouvrir une usine
sur le canal.
Si ces diverses concessions n’avaient soulevé à leurs demandes aucune objection,
il n’en fut pas de même à l’usage. La multiplication des prises affaiblissait le
débit du canal et, de plus, les prises destinées à l’arrosage faisaient baisser
la hauteur de l’eau, gênant la marche des fabriques.
La lutte entre arrosants et usiniers était engagée, les premiers faisaient
valoir des titres notamment deux actes émanant de la chambre apostolique en date
des 24 octobre 1608 et 16 mars 1611. Au nom de l’intérêt du canal, les deux
parties s’affrontèrent: les usiniers voulurent restreindre à tout prix les
droits des propriétaires terriens, tentant par tous les moyens de les priver de
leurs droits d’arrosage..
Déjà après l’installation de Chauchard, le 17 août 1825, Mme de RENOUARD,
propriétaire du domaine de la Serre, avait écrit au préfet pour lui faire part
de son mécontentement car « ..Les eaux du canal étaient exclusivement destinées
à l’arrosage.. » . Au cours de l’hiver 1829, une première voie de fait fut
commise sur le canal : la vanne qui fermait pendant cette saison l’une des deux
ouvertures et diminuait de moitié le volume des eaux fut détruite pendant la
nuit. Les bords du canal furent endommagés et plusieurs arbres coupés, une
partie de la propriété Générat fut inondée, des récoltes furent abîmées. Ce
premier incident ne fut pas le seul. En 1830, profitant du flottement qui
résultait à la direction municipale par suite de l’abdication de Charles X au
profit de Louis-Philippe, Imer, successeur de Chauchard, remplaça
l’administration du syndicat par des personnes dévouées à sa personne. Pour les
propriétaires terriens, il en résulta des tracasseries sans nombre qui durèrent
pratiquement tout le dix-neuvième siècle. En 1833, un accédit du juge de paix du
canton de Bédarrides précisa la propriété de chacune des parties opposées. Il
énonça la largeur de la martellière (ou esparcier) ainsi que celle du canal en
différents lieux de son parcours de façon à ce que les usiniers ne touchent plus
à l’architecture du canal.
Le 3 décembre 1852, les usiniers obtenaient du conseil municipal, dans sa
délibération du 5 novembre, la réorganisation du syndicat dans le but d’être
représentés. Par arrêté préfectoral du 5 juillet 1853, le syndicat était dirigé
par trois membres dont un parmi les usiniers et deux parmi les propriétaires
terriens.
Le 26 octobre 1863, Henry Leenhardt réclamera que la gestion du canal se fasse
sous l’autorité préfectorale afin d’écarter le maire qui se montrait favorable
aux propriétaires terriens.
En 1896, le manque absolu d’eau potable pour alimenter les fontaines publiques
résulta du retrait de la tolérance qui avait été accordée à la commune de
prendre de l’eau au canal de l’usine Saint-Marc et imposa à la municipalité de
rouvrir la prise d’eau à laquelle elle avait droit au pont de Saint-Marc. Cette
décision fut approuvée par le syndicat du Griffon le 29 août 1896. L’origine de
ce différend avait, une nouvelle fois, pris sa source dans l’antagonisme qui
régnait entre le maire et le gérant du syndicat du canal, Henry Leenhardt.
Par lettre du 8 septembre 1896, Vincent Martin, maire de Sorgues, fit au préfet
de Vaucluse l’historique du désaccord :
- Henry Leenhardt déniait le droit à la commune d’avoir une prise d’eau au
quartier Saint-Marc.
- il refusait de se rendre à la convocation du maire.
- il était accusé de s’imaginer seul propriétaire du canal.
Ensuite, Vincent Martin évoquait les opinions politiques de son adversaire «
….il ne faut voir, monsieur le Préfet, dans la résistance inqualifiable de M.
Leehnardt, que du mauvais vouloir à l’encontre de la population de Sorgues qui a
refusé de suivre plus longtemps les idées politiques d’un homme qui, après avoir
été Royaliste, Bonapartiste, ne s’est jamais rallié à la République et a
conservé de ses convictions premières un autoritarisme qui le pousse à
considérer sa seule volonté comme l’unique loi qui doit régir ses concitoyens ».
Le 7 décembre 1896, devant la pénurie générale des eaux tant aux fontaines
publiques qu’aux lavoirs communaux et dans l’intérêt général, le syndicat du
Griffon reconnaissait à la commune le droit de déplacer sur tout autre point lui
paraissant utile la dérivation des eaux. Il autorisait également la commune à
porter temporairement de 5 centimètres à 8 centimètres la prise d’eau à laquelle
elle avait droit.
Depuis la fin du 19ème siècle, la fabrique du Griffon créait de la soude
destinée principalement à l’industrie de la savonnerie et de la verrerie. Elle
était obtenue en traitant le sel marin par la chaux et autres produits
chimiques. Les matières qui restaient après les diverses opérations, le
carbonate de chaux et le chlorure de calcium, étaient évacuées dans le canal
malgré l’hostilité, plusieurs fois manifestée, des pêcheurs à la ligne. Ils
étaient empêchés par les rejets de se livrer à leur plaisir favori.
Au mois de juillet 1914, une lettre anonyme émanant « d’un groupe de pêcheurs de
Sorgues » fut adressée au ministre de l’Agriculture . Elle demandait que l’usine
du Griffon n’évacue plus dans le canal ses eaux de chaux qui rendaient la
rivière impropre à la vie des poissons. En 1892, à la suite d’une plainte
formulée en 1891, le conseil départemental d’hygiène avait émis l’avis qu’« il y
avait lieu d’imposer aux exploitants de l’usine du Griffon l’obligation de ne
rejeter à la rivière l’eau de fabrication contenant en dissolution le chlorure
de chaux que pendant la nuit et par un tuyau d’écoulement de faible débit ».
Pour se conformer aux prescriptions, l’usine fit construire trois bacs de
décantation. Le 22 juin 1912, monsieur Couchoud, président départemental de la
société de pêche « La gaule comtadine » s’adressait au maire de Sorgues pour lui
exprimer son mécontentement face au comportement de la direction de l’usine du
Griffon. Le pli anonyme de juillet 1914 soulignait, à sa manière, le mépris des
propriétaires : «... s’éviter des frais et augmenter le bénéfice des
actionnaires de cette usine au lieu de faire enlever à bras d’homme le résidu de
ces bassin na rien trouvé de mieux de les écouler dans la rivière. À certains
moments de la journée l'eau de la rivière et complètement blanche. La nuit cest
encore pire. Modeste travailleurs gagnant juste ce qu’il faut pour nourrir nos
famille et pas les moyens de nous payer Théâtre cafés etc.. Notre seul plaisir
était le Dimanche venu de nous réunir et aller à la pêche essayer de prendra la
modeste friture qui ce la variait et augmentait nos modestes menus. Actuellement
le poisson a presque complètement abandonné notre rivière dont les eaux sont
tous les jour et toutes les nuits souillée par lusine du griffon »
(l’orthographe de la lettre de fin juillet 1914 a été respectée).
Cette réclamation ayant été communiquée à l’autorité compétente après le 14 août
1914, quatorze jours après le début de la première guerre mondiale, il ne fut
pas possible de constater la réalité des nuisances signalées, l’usine était en
chômage à cause de la mobilisation d’une grande partie de son personnel.
Malgré enquêtes et comptes rendus d’ingénieurs, comme par le passé, l’usine
continua à déverser des tonnes de chaux dans la rivière par le truchement du
canal du Griffon.
Le 6 juillet 1940, la Compagnie générale des Produits chimiques du Midi demanda
au Préfet de Vaucluse un entretien sérieux du canal, notamment en ce qui
concernait son curage accompli d’une façon insuffisante depuis de nombreuses
années. L’usine, à cause de la pénurie de charbon, utilisait les eaux du canal
une partie de l’année pour fonctionner ; sans eau, il lui fallait en moyenne 5 à
7 tonnes par mois de charbon, avec l’eau environ 3 tonnes.
Après la seconde guerre mondiale, les conditions de travail étaient presque
semblables à celles qui existaient au début du vingtième siècle. Il n’existait
toujours pas d’installations destinées aux soins hygiéniques. Le personnel
urinait et déféquait dans les champs environnants.
L’entreprise travaillait une mixture, à base de soude caustique, portée à
ébullition, qu’elle transformait en cristaux de soude et lessive. Les
machines-outils étaient toujours actionnées par la force motrice de l’eau, avec
un important jeu de courroies de transmission, sans protection particulière, et
ce manque de sécurité engendrait de fréquents accidents. Ainsi, monsieur Caruso
eut la main broyée ; sa fille Thérèse, quant à elle, fit une chute de plusieurs
mètres, heureusement sans trop de gravité.
Quinze salariées ensachaient, en boîtes d’un kilo, la lessive de marque « le
Griffon ». Dans l’atelier, l’air que l’on respirait était chargé d’une épaisse
poussière blanchâtre. Il était irrespirable et, pour se protéger, les employées
se masquaient le visage avec un foulard. La semaine de travail était de 48
heures.
L’indifférence des propriétaires de l’usine du Griffon vis-à-vis de son
personnel se manifesta jusqu’à sa fermeture en1956/578
A présent, le canal semble ne plus avoir d’utilité directe. Il est ignoré de
beaucoup, la largeur de son lit a été réduite par endroits sans que nos
concitoyens s’en émeuvent.